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Ce jour-là, je fuis vers la campagne.
Petite, je suis petite, je dois avoir 10 ans, c'est forcément un
dimanche, puisque toute la sainte famille est là, comme tous les
dimanches.
Ce jour-là, je fuis la messe, le porto, le rôti, la purée,
les épinards, parfois le poulet, la compote, les frites et puis
la vaisselle avec Jacques Martin.
Je marche seule, le village est désert.
Soudain, j'aperçois une forme inattendue, un toit rouge et blanc,
dominant mes toits gris familiers.
Les dernières maisons dépassées, je découvre
une tente géante et ronde au chapeau pointu. Posée là
sur le pré. Tout autour d'elle, de la boue, des caravanes, de la
fumée, des animaux dans leurs cages, des cordes, du linge et de
la boue, encore de la boue
J'entends de la musique et des applaudissements.
Derrière la toile rouge, j'aperçois une silhouette. Un homme,
une grande veste à carreau, une perruque, un faux nez rouge et
rond. Il est là, debout, la tête inclinée vers le
sol, les pieds dans la boue, il attend de rentrer en piste. Une main dans
la poche, il n'a pas de mouchoir,de l'autre main, enlève le faux
nez et se mouche le vrai avec deux doigts.
Cette liberté me fascine et m'effraye.
Je m'enfuis dans mes habits du dimanche, les chaussures pleines de boue.
Je rentre chez moi la tête bousculée.
J'ai entrevu un autre monde et je remonte sur le navire dont ma grand-mère
tient le gouvernail. Dans ces deux mondes, le même tragique.
Ce soir-là, je regarderai une fois encore les femmes de la famille
pleurer devant un film romantique qui finit mal et les hommes, pris par
l'ivresse du vin, redevenir des enfants chiffonnés.
Moi, je reste entre deux mondes.
26 ans ont passé, je suis derrière la toile rouge, je vais
entrer en scène.
Je choisis le théâtre, j'ai rassemblé mes deux mondes.
Je m'appelle Lola, clown au féminin. J'aimerais offrir cette vision
d'une femme ivre de vivre sans alcool.
Ingrid Marcq
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